Qu’est-ce que la Bible Historiale ?

Qu’est-ce que la Bible historiale ?

Il s’agit avant tout d’une traduction exhaustive, fidèle et cultivée de la Bible latine rédigée par Guyart des Moulins, un clerc familier du texte, à la fin du XIIIe siècle. Comme le décrit E. Reuss dans ses Fragments littéraires et critiques,  « Guyart des Moulins se fonde sur le texte authentique de Comestor […]. Cependant le texte littéral et authentique de la Vulgate n’avait point été transcrit dans le Comestor […]. Son ouvrage par l’addition du texte est bien devenu une Bible glosée ». C’est également en même temps une traduction interpolée de l’Historia Scholastica de Pierre Le Mangeur, un ouvrage majeur et fondateur de l’histoire au sens épistémologique que nous lui donnons aujourd’hui dans l’Université. L’ouvrage respecte en effet la division en chapitres de Pierre Le Mangeur (la division en versets date de la Renaissance) et traduit, en caractères plus petits entre chaque extrait de la Vulgate, un paragraphe de Pierre Le Mangeur. Ce Livre a été largement diffusé, lu puis imprimé plus d’une dizaine de fois. Il constitue le versant officiel de l’Histoire de la Bible en français au Moyen Âge.

Au temps de Charlemagne

Entre la parution de la Vulgate et le XIe siècle en France, la Bible est essentiellement lue en latin. La Réforme de la Vulgate dans l’Empire franc est l’œuvre de Charlemagne sur laquelle la papauté n’a eu qu’une influence mineure. Le siècle de Charlemagne est celui de l’affrontement et de la dispersion de deux types de manuscrits, ceux émanant d’Angleterre et ceux circulant depuis l’Espagne. Deux hommes vont incarner cet antagonisme au IXe siècle : Alcuin et Théodulfe. C’est le premier qui fait venir en 796 de York, sa ville natale, la bibliothèque que lui a léguée son maître avec les meilleurs manuscrits de la Vulgate qu’il connaissait. Héritier du travail déjà ancien entrepris en Angleterre sur la Bible où se développent précocement les premières traductions en langue vernaculaire du texte latin, Alcuin sera à l’origine de la réforme latine du texte biblique. La période carolingienne est donc, avec Alcuin et Théodulfe, la période charnière de redécouverte du texte avant la réforme franciscaine des textes latins. Il est même important de rappeler que l’Université, avant la réforme carolingienne ne connaissait le texte que de seconde main. Rappelons enfin que l’éradication des pratiques païennes dans les provinces bretonnes, par exemple, date du IXe siècle. 

Entre le XIe et XIIIe siècles, une tradition du récit biblique en latin – Pendant cette période, on raconte également les histoires de la Bible en latin : c’est le texte de Pierre Le Mangeur intitulé « L’Historia Scholastica ». Le texte latin de l’« Historia Scholastica » de Pierre Le Mangeur (1179), premier livre d’histoire au sens où nous l’entendons aujourd’hui, s’est imposé pendant une courte période de l’histoire comme référence incontestable et unique encyclopédie à portée de main tant des étudiants que des moines prêcheurs ou des femmes que l’on peut, à la lumière des belles histoires racontées, qualifier de romanesques. Il s’agit également d’un ouvrage sans doute rédigé à l’intention des moines itinérants en guise de pro memoria dans la perspective des disputes qu’ils auraient pu avoir à soutenir face aux hérétiques. Il s’agit de petits ouvrages qui traitent de la matière biblique en la divisant en chapitres clairement distingués. Pour chaque personnage, on trouve mention d’une citation de la Glossa Ordinaria ou d’un fait d’érudition ajouté par son auteur. L’influence de Pierre Le Mangeur sur la perception du texte au XIIIe siècle est fondamentale. Son ambition pédagogique trouvera son aboutissement dans deux ouvrages qui vont révolutionner la pensée occidentale, l’Histoire générale d’Alphonse X et la Bible Historiale de Guyart des Moulins. 

Entre le XIe et XIIIe siècles, une tradition du récit biblique en vers français

En même temps, on raconte la Bible en français. C’est-à-dire qu’on écrit un roman en vers qui expose les faits des héros bibliques. Il s’agit de longs poèmes en vers qui racontent de manière subjective ces aventures. Les récits sont parfois elliptiques ou romancés pour en faciliter le souvenir : il s’agit en fait d’une catéchèse. La Bible était en effet racontée (c’est-à-dire écrite en vers et sans prétention de fidélité avec le texte original) en Français. La Bible en français est donc bien connue quand paraît la Bible Historiale en 1297 grâce à de nombreux poèmes romancés écrits en vers destinés à raconter la Bible. Vers 1090, Rashi proposait en effet pour la première fois un commentaire de la Bible hébraïque en se servant du champenois (c’est-à-dire de la langue vulgaire) de son temps pour expliquer les mots hébreux qui le nécessitent. Vers 1190, Herman de Valenciennes était sur le point d’achever sa mise en vers de la première histoire sainte, Li Romanz de Dieu. A la même époque circulaient le poème anglo-normand en vers sur la Bible et la traduction anonyme des Quatre Livres des Reis. Macé de la Charité produisait également un long poème racontant toute la Bible.  

La question des traductions hérétiques

Il est également intéressant de rappeler que la question se pose d’une concurrence entre, d’un côté, les Bibles universitaires en français et, de l’autre, les Bibles hérétiques comme celle des Vaudois ou des Cathares. La grande différence réside en fait dans la composition de l’ouvrage : la Bible hérétique prétend se substituer au texte latin en proposant une version plus facile d’accès. Les textes des Vaudois par exemple traduisent absolument le texte en lui-même – c’est-à-dire sans traduire les leçons que la tradition chrétienne avait tirées de chaque passage. En agissant ainsi, les hérétiques prétendent que le texte peut être lu en français et que tout un chacun peut y comprendre quelque chose et que « le sanctuaire biblique est ouvert aux profanes » pour paraphraser le titre d’un ouvrage fameux de la Contre-Réforme. Au contraire, la Bible « officielle » traduit toujours le texte de la Vulgate de manière fidèle et aussitôt après traduit immédiatement soit le texte de la Glossa Ordinaria (Bible du treizième siècle) soit le même chapitre traduit de l’Historia Scholastica de Comestor. D’un côté le texte traduit mais dont on souligne qu’il reste un sanctuaire fermé aux profanes, et de l’autre le sens de la leçon telle qu’elle est comprise par l’Université et la communauté universelle de l’Église.

La Bible historiale, premier texte en prose française et ouvrage de diffusion des savoirs historiques

Jusqu’au XIIIe siècle (c’est-à-dire jusqu’à la parution de la Bible Historiale), la Bible était en fait une collection de livres, une bibliothèque en somme, traduits puis rangés dans un ordre variable. Samuel Berger a notamment recensé deux cents dispositions différentes. L’aventure de la Bible en prose au Moyen Âge commence avec une première Bible, la « Bible de l’Université » plus pompeusement connue sous le nom de « Bible du treizième siècle ». Il s’agit d’un texte publié sous le règne de saint Louis (ca. 1250) et dont il n’existe que quelques manuscrits du Livre de la Genèse dont on sait depuis les études de Samuel Berger à la fin du XIXe siècle qu’ils ont servi à compléter des exemplaires incomplets de la Bible Historiale de Guyart des Moulins avec qui les lecteurs la confondaient. Or, le point important de la bibliothèque consistait dans la possession d’une bible historiale.

La Bible Historiale se lit quant à elle en chapitres avec, en tête, des rubriques ou des sommaires qui en résument le contenu, conformément à l’usage grec. C’est un ouvrage qui marque une rupture avec la tradition universitaire et qui diffuse des savoirs encyclopédiques en les rendant disponibles en langue vernaculaire. Or, le fait que l’on ait autant eu besoin auparavant de raconter la Bible sans pouvoir la traduire suffit à prouver que les érudits de l’Université ne connaissaient pas parfaitement le latin de la Bible et qu’ils avaient besoin d’acheter des copies en français pour pouvoir de travailler leurs références.En traduisant le texte en prose, Guyart des Moulins a franchi une étape fondamentale dans l’Histoire de la constitution d’une identité culturelle française et en rendant le français digne de se substituer au latin et en forgeant une langue française « lingua sacra ». La véritable histoire de la traduction moderne en prose à l’image de ce que nous connaissons aujourd’hui commence véritablement à la fin du XIIIe siècle avec la BibleHistoriale de Guyart des Moulins. A qui demanderait « quelle Bible lisait-on en français au Moyen Âge ? », il faudrait répondre en synthèse que :

– si l’idée est communément répandue que le Moyen Âge est un temps « très chrétien », on a trop souvent tendance à reporter au temps de la Réforme la naissance d’un véritable travail d’édition de la Bible en ramenant toute tentative antérieure au prototype de l’hérétique ou du clerc isolé. Pourtant, à côté des Bibles hérétiques comme « La Noble Leçon » des Vaudois, ont existé des Bibles « universitaires » qui ont circulé dans le milieu des clercs de l’Université parisienne et des Écoles entre 1250 et 1450. Il s’agit de la Bible dite « de saint Louis » ou « de l’Université » ou encore « du treizième siècle » et de la Bible Historiale de Guyart des Moulins.

– il n’y a qu’une et une seule Bible française, la Bible Historiale de Guyart des Moulins publiée à la fin du XIIIe siècle, ouvrage qui n’a à ce jour fait l’objet d’aucun travail d’édition, et qui demeure inaccessible à la communauté des chercheurs. 

– le Moyen Âge connaissait donc naturellement les histoires de la Bible de manière érudite. Il les lisait dans une version française officielle, reconnue par l’Université et couramment possédée par les seigneurs dans leurs bibliothèques dès 1294. Ainsi, Paulin Paris chiffrait déjà à plus d’un millier le nombre d’exemplaires de l’ouvrage dans les collections de la bibliothèque du roi de France. 

Biographie de l’auteur

La France a eu, en la personne de Guyart-des-Moulins ou Guyart des Moulins (la première orthographe est celle qu’a retenue Paulin Paris dans la première édition du catalogue des manuscrits de la Bibliothèque du roi) le premier auteur d’une bible en langue vulgaire et un premier diffuseur de savoirs encyclopédiques. La date de naissance de Guyart des Moulins est portée dans le prologue de sa Bible Historiale, 1251. Il devient chanoine de Saint Pierre d’Aire en 1291 et achève son ouvrage en 1294. Son travail n’est pas une simple traduction du texte de Comestor, mais au contraire, en plusieurs endroits il a changé « l’économie du travail », comme il le dit lui-même dans sa préface. La Bible Historiale dont il est l’unique auteur est non seulement une traduction du texte du Maître écolâtre, mais en plus une juxtaposition interpolée du texte traduit de la Vulgate . Il s’agit donc là véritablement d’une Bible glosée en langue vulgaire proposée aux laïcs. Le témoignage de Paulin Paris, familier de cette Bible par la position qu’il occupait en 1836, est, de ce point de vue, précieux : « Ce fut pour les gens du monde que notre Guyart des Moulins traduisit la Bible en françois , plus d’un siècle après la mort de Petrus Comestor ». Le succès de la Bible Historiale ne s’est jamais démenti au cours du temps, c’est a priori son travail qui inspira l’édition de Jean de Rély et l’élève de J. J. Rive, dans son ouvrage La chasse aux antiquaires et bibliographes mal avisés rappelle que « Pierre François Orsini, élevé sur la chaire de Saint Pierre d’Aire sous le nom de Benoît XIII, qui avait conçu dans l’ordre de saint Dominique, où il avait fait profession, une si haute vénération pour cette histoire, avait ordonné sous son pontificat, dont la première année est l’an 1724, au cardinal Quirini d’en publier une nouvelle édition et à tous les ecclésiastiques de son ordre de s’en pourvoir, à peine de n’être pas promu aux ordres ». L’histoire de la Bible Historiale constitue donc le versant officiel de l’histoire de la Bible traduite en français. Une édition est actuellement en cours.

Originalité de la traduction de la Bible Historiale

La Bible Historiale, en particulier le Pentateuque, est un ouvrage hybride parce qu’elle obéit à la double injonction de traduire en même temps la Vulgate mais également l’Historia Scholastica de Petrus Comestor. La comparaison de la transcription des premiers livres de l’Apocalypse et de l’intégralité du livre de l’Exode permet de constater que la traduction du Pentateuque, sans doute parce que c’est le livre des juifs, obéit à une démarche de composition particulière au sein même du corpus de ce livre particulier. Mais elle est également un ouvrage dont la tradition s’étend de la date de sa composition – 1297 – aux premières Bibles imprimées : la Bible imprimée par Guillaume Le Roy (1476, Lyon, Pierre Farget éditeur) reprend la traduction de Guyart ; de même, lorsque Jean de Rély publie sa « Bible historiée » en 1487, il base son texte sur un manuscrit tardif de Guyart des Moulins. Et toutes les Bibles qui suivirent ne purent sans doute pas ignorer l’existence de ces parents encore proches : il n’est qu’à penser que la Bible de Jean de Rély fut réimprimée plus de dix fois avant 1550 (Bible Historiale de 1498, 1505, 1510, 1514, 1521, 1529, 1531, 1538, 1543). Et sans doute, lorsque les premières tentatives de Réforme du Texte biblique furent entreprises, c’est le « texte corrompu » de cette tradition là qui était présent à l’esprit des réformateurs. A cela s’ajoute, pour la période médiévale à proprement parler le phénomène de l’enrichissement progressif du texte qui avait amené Samuel Berger à distinguer une coupure nette dans la continuité des copistes autour du livre de Job : il existe ainsi deux types de Bibles Historiales et celles qui ne présentent qu’une forme courte du Livre de Job sont plus proches de l’original que les Bibles Historiales souvent plus richement décorées qui possèdent une traduction complète du Job.

La complexité infinie de la tradition française qui dissimule à peine la complexité traductologique de l’ouvrage explique sans doute que le texte de cette Bible qui à plus d’un titre est fondateur d’un certain pan de culture soit aujourd’hui inaccessible sauf dans la version de l’incunable de Jean de Rély. Paulin Paris, Samuel Berger (voir BERGER, S., 1884) ensuite ont largement contribué à démêler l’histoire de la tradition manuscrite et de la conservation de l’ouvrage mais il faut bien convenir qu’il est paradoxal aujourd’hui, alors que les publications se multiplient autour des « modernités médiévales » et des descriptions de la « pensée médiévale » que ce texte qui fut incontournable alors ne le soit pas aujourd’hui. Et qui tenterait seul d’affronter la tâche d’en publier le contenu s’exposerait sans nul doute à se voir reprocher d’avoir voulu faire et d’avoir mal fait. La Bible Historiale est donc un ouvrage majeur. C’est un texte fondamental et très diffusé dont le projet encyclopédique est précieux mais qui est rendu inaccessible faute de projet éditorial ambitieux collaboratif. Un tel texte ne saurait être mis à jour par un chercheur seul, sinon par une équipe. Le but du projet d’édition numérique serait alors de poser les bases d’une collaboration internationale pour fonder un projet ambitieux de documentation du contexte de publication et de diffusion du texte de la Bible Historiale et de participer à la parfaite connaissance du texte.