On renvoie à l’excellent colloque organisé par Gilbert Dahan, dont les actes ont été édités sous le titre Pierre le Mangeur ou Pierre de Troyes, maître du XIIe siècle chez Brepols.
Pierre le Mangeur, Petrus Manducator de son vrai nom, est un citoyen de la ville de Troyes où il a commencé ses études. Il accède à la fonction de doyen du chapitre en 1167 et il occupe la charge jusque vers 1178. Considéré comme un lettré, il est protégé par le comte de Champagne et l’évêque aux blanches mains. Son métier de doyen n’est que très peu salué: peu d’actes sont signés de sa main. C’est un homme proche d’Henri le Libéral et proche des milieux cisterciens qui le soutiennent comme ils avaient soutenu auparavant Pierre le Lombard. L’abbaye de Saint Lou dont Pierre le Mangeur a été le chanoine devient régulière en 1135. Pierre le Mangeur ayant été séculier, il aurait eu tout le temps nécessaire pour cultiver ses réseaux cisterciens. Il est également connu pour la qualité de ses enseignements et pour son accession à la fonction de chancelier de l’Université de Paris. C’est jusque dans les années 1175 que Pierre le Mangeur dispense son enseignement et qu’il trouve, parmi ses étudiants, Étienne Langton. Outre son « Histoire Sc(h)olastique », le maître en histoires reste accessible aujourd’hui dans un recueil de Quaestionnes qui regroupent beaucoup de matériel consigné par de nombreuses prises de notes de ses étudiants pendant les cours. On le voit mener une série de disputes avec ses étudiants, ce qui permet de voir la manière dont il fonctionne dans ses cours. Il laisse également un recueil de sermons, qui constitue un corpus peu connu [MANZONI, P. (2012)], dont une partie est publiée dans la Patrologie. Il s’agit d’un ensemble de textes visiblement adressés à des claustrales et des religieux [LOBRICHON, G. (2003)]. Deux collations (Troyes et Oxford) laissent entendre tout particulièrement la voix du Maître qui fonde toute sa pédagogie sur la démonstration des « distinctions » comme si ce recueil de sermons était d’un genre nouveau, ce que nous rattachons pour notre part au souci du maître de faire émerger l’histoire comme science nouvelle dans l’Université.
Dans l’ensemble, la lecture des sermons et des questions montre que l’apport le plus important de Pierre le Mangeur à la démonstration du sens est le contexte historique et narratif, qui marque le début d’une exégèse narrative [DAHAN, G. (1992)], genre jusque là peu développé. L’essentiel de son travail consiste dans la contextualisation de la Révélation. Les commentaires d’Étienne Langton sont donc riches de renseignements sur les cours de son maître, et c’est à travers ces trois commentaires [CLARKE, M. (2012 )] que l’on réalise que c’est Pierre le Mangeur qui a radicalisé son enseignement pour introduire la Bible à ses étudiants opérant ainsi une brèche pour introduire l’histoire dans le cursus des écoles. Étienne Langton fut le meilleur de ses étudiants. Ce dernier avait commencé à étudier les œuvres de son Professeur. En 1176, Langton donne des cours pendant qu’il travaille à la rédaction de ses gloses. Ses cours sont achevés avant 1193 puis il meurt en 1220. Il témoigne dans son oeuvre (idem) d’une connaissance personnelle de Pierre le Mangeur, racontant des anecdotes introduites pas des formules « Confido tibi » citées de Pierre le Mangeur à qui il semble vouer une véritable vénération. De manière générale, Langton est sans conteste « le meilleur témoin » de la vie de Pierre le Mangeur. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est la volonté qui transparaît dans son oeuvre de créer une école autour de la pensée de son maître. On peut trouver sous sa plume des textes entiers tirés de Pierre le Mangeur dont il fait sa seule source de référence. Il semble témoigner ainsi du souci de faire de l’histoire anecdotique un enjeu majeur de ses enseignements. D’ailleurs, Langton a rédigé ses cours deux fois corrigeant ses enseignements avec zèle, ajoutant des points qu’il juge importants et s’appuyant sur la vision historique de son maître.
Nous sommes d’avis que l’école autour de Pierre le Mangeur « transmet l’histoire », et que c’est même l’enjeu fondamental, universitaire, de ces enseignements. Tout particulièrement Langton, suivant l’habitude de Pierre le Lombard dont Pierre le Mangeur avait été l’élève, introduit l’histoire en tant que science dans la pédagogie de l’herméneutique biblique. On dépasse ainsi le cercle de Pierre le Chantre et de ses sentences.
L’histoire ainsi est bien un objet de science au Moyen Âge.
Pierre le Mangeur est fait doyen à un moment de l’histoire qui est sans doute charnière pour l’Église, confrontée à des mouvements hérétiques qu’elle a du mal à endiguer et qui mettent à mal ses enseignements et sa stabilité dans le royaume de France. Or, l’un des problèmes qu’elle rencontre et qui persistera jusqu’à la formation par Dominique des frères prêcheurs est justement la faiblesse de la formation des moines dévoués à la Mission. Ces derniers sont mis en difficulté par leurs opposants sur des points du texte dont ils ne connaissent pas les enjeux. On trouve une trace de ce phénomène dans le corps de l’Exode, au passage d’Ex. 20,7, lorsque dans son commentaire le traducteur introduit une mention des « bougres »:
De ce dirent li bougre ce dit li maistre en histoires que ceste parole n’est mie bonne que nulz soit mais pour autrui perdue. Et dient que Dieu ne donna mie les vrez testamens, car Dieu ce ce dient n’est mie si crueulz. Mes a ce respondons nous que Dieu fu à ce disant tres debonneres, car la singnificacions de ces mot:« visitans » senefie grant debonnairete car par debonnairete et par pitie visitons nous les malades.
Lorsque Guyart des Moulins évoque la doctrine des « bougres », qu’il contredit aussitôt, on retrouve la trace d’un enjeu pédagogique de la traduction biblique. Ce passage fait écho en un mot à une situation étonnante: les prêtres ne connaissent pas la Bible, et partant, ignorent tout de l’histoire des hommes. Un tel phénomène a rendu nécessaire à un moment donné la consignation de l’histoire des hommes pour qu’elle parle droit au coeur. Dans ce contexte, les témoignages dont nous disposons sur l’enseignement de Pierre le Mangeur permettent de mettre en valeur ce fait nouveau: l’émergence de l’histoire comme pilier de l’herméneutique biblique. Un profond mouvement de bascule s’opère à la fin du XIIIe siècle. Comme cela avait été le cas sous l’empire de Charlemagne avant la première réforme du texte biblique qui avait vu l’affrontement entre Alcuin et Théodulfe, le latin cesse de nouveau d’être une langue universitaire. La preuve ? Les premières traductions bibliques qui émergent dans les milieux universitaires à destination des étudiants qui ne comprennent plus le texte original.
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