Concernant la vie de Guyart des Moulins, on sait finalement peu de choses. Je renvoie à l’excellent travail de compilations effectué par Eléonore Fournié qui résume parfaitement ce qui fait aujourd’hui consensus autour du traducteur (depuis les travaux de Samuel Berger, quand même) :
Guyart des Moulins, prêtre et chanoine de Saint-Pierre à Aire-sur-la-Lys, dans le diocèse de Thérouanne en Artois. D’après les renseignements biographiques qu’il nous donne dans la préface, il est né en juin 1251 à Aire-sur-la-Lys de Jean des Moulins, sergent de la ville, et de Béatrix. À 21 ans, il semble qu’il soit déjà chanoine. Le 1er octobre 1297, à 46 ans, jour de la Saint-Rémi, il est élu doyen du chapitre de Saint-Pierre d’Aire, succédant à Matthieu Wilquin, « professor legum ». Plusieurs actes de 1295 à 1312, mentionnant son nom, soulignent le rôle important qu’il joue dans l’administration de son chapitre et la confiance que ses confrères lui accordent. Nous ignorons la date de son décès, mais le 15 juin 1322, il a un successeur, Jean de Rue. Il existe deux ouvrages autographes de Guyart des Moulins. Le premier, publié par François Morand, est un opuscule en latin de 1297, relatif au chef de saint Jacques et aux débats dont cette relique a fait l’objet en 1273 entre la collégiale d’Aire et l’abbaye de Saint-Vaast d’Arras. Le second est la Bible Historiale qu’il aurait écrite, selon ses propres termes dans la préface de 1297, entre juin 1291 et février 1295.
https://acrh.revues.org/1408#tocto2n1
La Bible Historiale, rédigée par Guyart des Moulins en 1297, est l’héritière directe de l’Histoire Scolastique de Pierre le Mangeur. La Bible Historiale est donc une Bible qui se présente, pour l’Ancien Testament, comme une Bible glosée où le texte est traduit deux fois: une première fois dans une version fidèle à la Vulgate de l’époque et aussitôt ensuite, dans une version fidèle au texte de Pierre le Mangeur. C’est d’abord cette originalité de la parole biblique qui a retenu notre attention, et c’est elle que l’on trouve revendiquée par le traducteur de la Bible Historiale, par exemple, lorsqu’il insiste tant en préface sur sa traduction du mot–à–mot et le respect de la vérité empruntée, à la lettre, au latin où toute parole a été « puisée ».
Le texte proteste de sa fidélité aux deux sources: « le latin de la Bible » et les « histoires ». Par ailleurs, le texte est écrit en prose. Il existe en effet une tradition médiévale de Bibles versifiées dans la lignée des travaux de Pierre Riga, un clerc originaire de Reims qui travailla entre 1250 et 1300. Son Aurora est une Bible versifiée en latin dont la dernière des trois rédactions alignait quinze mille vers. C’est un texte connu (plus de 250 manuscrits [DAHAN, G. (2012 )]. C’est lui qui servit de base aux traductions de Jean Malkaraume (fin du XIIIe siècle, début du XIVe siècle) et de Macé de la Charité (début du XIVe siècle). Il existe également toute une tradition latine de poèmes bibliques [Hildebert de Lavardin et le Poème sur les livres des Rois (1098), Marbode de Rennes et son Poème sur Ruth (fin du XIe siècle), Abélard et sa Plainte sur la mort de Saül (début du XIIe siècle )] qui conditionnent le rapport particulier du vers et de la prose. A côté de ces textes, il existe une tradition populaire théâtrale [Le Jeu d’Adam (1174), Le Jeu du Pèlerin (1284), Le Mistère del vieil Testament (1450 )] latine et française qui reflète ce que l’on faisait essentiellement avec la Bible: on la racontait. Il existe également quelques textes connus sous le nom de Bible moralisée dont Gilbert Dahan a fourni une remarquable description:
Il reste à parler de la série de documents exceptionnels que sont les « Bibles moralisées ». Il s’agit de véritables « bandes dessinées », fournies par des manuscrits extrêmement précieux, destinés à la cour royale de France. On en distingue principalement deux, l’une en un volume, la plus ancienne (1e moitié du XIIIe s.), conservée par deux manuscrits de la Bibliothèque nationale d’Autriche (Vienne), l’autre en trois volumes, appelée « Bible de saint Louis », conservée par des manuscrits qui se trouvent actuellement à Tolède, Oxford et Paris.
[DAHAN, G. ( 2012)]
Aussitôt qu’un auteur tel Guyart des Moulins s’exerce à traduire, ce qui est une opération quantifiable, il renonce normalement à toute initiative qui déborderait du cadre des remarques marginales. Cependant, l’épisode intéressant de la traversée du désert auquel l’auteur ajoute une remarque qu’il emprunte à Flavius Josèphe souligne qu’il en est tout autrement dans cette pratique traductologique revendiquée par Guyart–des–Moulins. Contraint par l’idée d’objectivité, il s’interdit de modifier le texte, de l’altérer par sa propre prose littéraire. Mais plutôt que de l’abîmer, il le manipule et fait parler à sa place une autre source à l’autorité incontestable, portée au rang de porte–parole de la communauté chrétienne: saint Jérôme, Flavius Josèphe. L’expression « porte–parole » d’ailleurs ne correspond pas à la réalité de la situation vécue, car il faut apercevoir à travers cet ajout le signe d’une ambition encyclopédique et didactique plus vaste, qui outrepasse l’invention personnelle. L’épisode de la fuite dans le désert d’Israël n’est pas une référence, une citation que Guyart–des–Moulins rapporterait au gré de l’écriture, comme une autorité ornerait une dissertation théologique. Au contraire, c’est le sens même de l’épisode raconté, il lui est évidemment consubstantiel. Ces interventions toutes différentes, mais toujours discrètes, sont l’indice incontestable qu’il y a une volonté manipulatrice à l’œuvre dans la composition du texte français qui est en train d’inventer une poétique biblique originale et dont l’objectif est de témoigner sa fidélité à la doctrine tout en conciliant cette démarche avec une économie rhétorique de catéchumène. Ce principe de modération trouve sa synthèse dans la cohésion de la narration biblique. Il s’agit d’une cohésion qu’il faut reconnaître à deux degrés différents, à la fois extérieure à la narration et en harmonie avec les autorités doctrinaires, mais également cohérence interne du discours. Ce mouvement incessant parvient à unir le discours biblique et à lui conférer une homogénéité malgré l’hétérogénéité de la composition du Pentateuque, composition issue de l’agrégat de diverses traditions. Et en même temps, il lui confère une dynamique de progression vers le déroulé de l’histoire au service de la compréhension du Nouveau Testament.